1840 - 1897
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Alphonse Daudet, Le petit Chose
Le petit Chose est malade ; le petit Chose va mourir...
Devant le passage du Saumon, une large litière de paille qu’on renouvelle tous les deux jours fait dire aux gens de la rue : « Il y a là haut quelque vieux richard en train de mourir...".
Ce n’est pas un vieux richard qui va mourir, c’est le petit Chose... Tous les médecins l’ont condamné. Deux fièvres typhoïdes en deux ans, c’est beaucoup trop pour ce cervelet d’oiseau-mouche ! (…)Le petit Chose est malade ; le petit Chose va mourir.
Il faut voir quelle consternation dans l’ancienne maison Lalouette ! Pierrotte ne dort plus ; les yeux noirs se désespèrent. La dame de grand mérite feuillette son Raspail avec frénésie, en suppliant le bienheureux saint Camphre de faire un nouveau miracle en faveur du cher malade... Le salon jonquille est condamné, le piano mort, la flûte enclouée. Mais le plus navrant de tout, oh ! le plus navrant c’est une petite robe noire assise dans un coin de la maison, et tricotant du matin au soir, sans rien dire, avec de grosses larmes qui coulent.
Or, tandis que l’ancienne maison Lalouette se lamente ainsi nuit et jour, le petit Chose est bien tranquillement couché dans un dans un grand lit de plumes, sans se douter des pleurs qu’il fait répandre autour de lui. Il a les yeux ouverts, mais il ne voit rien ; les objets ne vont pas jusqu’à son âme. Il n’entend rien non plus, rien qu’un bourdonnement sourd, un roulement confus, comme s’il avait : pour oreilles deux coquilles marines ; ces grosses coquilles à lèvres roses où l’on entent ronfler la mer. Il ne parle pas, il ne pense pas : vous diriez une fleur malade... Pourvu qu’on lui tienne une compresse d’eau fraîche sur la tête et un morceau de glace dans la bouche, c’est tout ce qu’il demande. Quand la glace est fondue, quand la compresse est desséchée au feu de son crâne, il pousse un grognement : c’est toute sa conversation.
Plusieurs jours se passent ainsi, ─ jours sans heures, jours de chaos, puis subitement, un beau matin, le petit Chose éprouve une sensation singulière. Il semble qu’on vient de le tirer du fond de la mer. Ses yeux voient, ses oreilles entendent. Il respire ; il reprend pied... La machine à penser, qui dormait dans un coin du cerveau avec ses rouages fins comme des cheveux de fée, se réveille et se met en branle ; d’abord lentement, puis un peu plus vite, puis avec une rapidité folle, ─ tic ! tic ! tic ! - à croire que tout va se casser. On sent que cette jolie machine n’est pas faite pour dormir et qu’elle veut réparer le temps perdu...Tic ! tic ! tic !...»