«La France périphérique», le livre choc de Christophe Guilluy sur la France coupée en deux
Septembre 2014
Dans un essai choc, le géographe Christophe Guilluy dresse le portrait d’une France coupée en deux. D’un côté la France riche, active, mondialisée, des grandes métropoles, de l’autre la France fragile, inquiète, des petites et moyennes villes, des zones rurales enclavées. Comment en est-on arrivé là ? Entretien avec l’auteur.
La France périphérique, qu’est-ce que c’est ?
« Aujourd’hui, une contre société est en train de naître en France. Elle est présente dans cette France oubliée par l’économie mondiale, avec moins d’infrastructures, mois d’accès à la culture, moins de chance de trouver ou retrouver un emploi, moins de chance de revendre son logement le jour où l’on souhaite partir. Une France des petites et moyennes villes, des zones rurales loin des bassins d’emplois, et qui pèse entre 60 et 70% de la population. C’est la France périphérique dans laquelle
la frontière rural-urbain n’existe quasiment plus, c’est intéressant car la France périphérique ne veut pas dire la France rurale. On voit le fossé s’agrandir avec une France des cadres et professions intellectuelles, une France du pouvoir, des médias, tournée vers le monde, la France des grandes métropoles, telles que Paris, Lyon, Marseille, Lille, Nantes, Toulouse...»
Pour vous, mieux vaut aujourd’hui vivre en banlieue d’une métropole que dans une petite ville périphérique. Provocateur, non ?
« Pour la première fois dans l’Histoire, les classes populaires ne vivent plus là où se crée la richesse. Hier, c’était le cas. Les usines étaient dans les villes. Les classes populaires y vivaient. C’est fini. Les usines ferment, les territoires se fragilisent. Les zones urbaines sensibles, aux deux tiers, sont situées là où il faut, dans la France des métropoles qui bougent, où l’on crée de la richesse. Bien sûr tous les gamins de banlieue ne deviendront pas traders ou avocats, mais l’ascension sociale y est plus facile qu’ailleurs. On trouvera des contre exemples, mais dans l’ensemble la politique de la ville a su accompagner le dynamisme économique des métropoles. Les banlieues jouent un rôle de sas, où la mobilité est forte parce qu’il y a aussi ascension sociale. ça bouge beaucoup plus qu’on ne l’imagine et dans le bon sens. »
La question identitaire explique le repli sur soi de cette France périphérique…
« La question identitaire est centrale. Ne pas la prendre au sérieux, c’est aller dans le mur. Un débat comme le mariage pour tous ne touche pas la majorité des Français. Pourquoi un jeune actif d’Hénin-Beaumont vote FN sans espérer augmenter son salaire et ne vote pas communiste ou Lutte ouvrière, lesquels lui promettent un meilleur salaire ? Ce jeune vit dans une insécurité à la fois économique, sociale et culturelle. Le thème identitaire ne se substitue pas à l’économique ou au social, il s’y est ajouté. Les gens ne sont pas devenus méchants. Ils se protègent, recherchent un « entre-soi » rassurant. Le rapport à l’autre, à l’étranger, peut-être distancié, il n’empêche pas la fraternité ».
Ce débat identitaire n’est pas absent des métropoles pourtant…
La métropole, c’est l’inégalité. Le clivage social y est de plus en plus marqué entre cadres et main d’œuvre précaire. Les territoires qui marchent aujourd’hui économiquement sont les territoires les plus inégalitaires. Et dans ces territoires, le clivage est aussi culturel : les bobos ont aussi des stratégies d’évitement pour mettre de la distance avec l’immigré. Ils mettent leurs enfants dans les écoles privées ou dans les bonnes écoles des bons quartiers et se retrouvent entre bobos. Il n’y a pas vraiment de mixité. Mais c’est humain. Quand on se retrouve en situation de minorité culturelle, on se protège, on se regroupe. Le débat identitaire, il est universel, on le retrouve aujourd’hui dans des villages de Kabylie où s’installent des Chinois ».
Votre carte de la France périphérique colle avec celle d’un vote Front national en progression, pourquoi ?
« Les gens se foutent de la gauche et de la droite. Il y a une désafiliation totale avec les grands partis politiques de gouvernement, tel le PS ou l’UMP. Le FN est choisi par ces gens avant tout pour exprimer un malaise. Le FN fait du marketing électoral. Il y a 20 ans, Jean-Marie Le Pen vous parlait libéralisme. Aujourd’hui, Marine Le Pen vous parle d’Etat providence. Les gens votent FN car les autres partis ne leur parlent pas, ne les écoutent pas. Mais résumer la France périphérique au vote FN, c’est se tromper. »
Le PS est pour vous condamné à disparaître tandis que le FN a un boulevard devant lui…
« Le PS est devenu au fil du temps le parti des bobos des métropoles. Mais le même discours du parti est inapplicable entre le bobo de Lille et l’ouvrier d’Hénin. C’est une posture intenable. Aujourd’hui je vois plus de différence entre un élu PS de la Creuse et un élu PS de Paris qu’entre ce même élu de la Creuse et un élu UMP de la Creuse. Le PS était le parti des classes moyennes. Comme ces dernières disparaissent, son avenir est plus qu’incertain ».
Vous ne craignez pas d’être récupéré, par le FN notamment ?
« Je préfère être dans l’analyse avec le risque d’être récupéré par tel ou tel, à gauche comme à droite. Je sais ce que je mets sur la table, ce sont des idées. Le problème quand je pose la question du retour d’un certain protectionnisme économique, c’est que je suis aussitôt taxé de faire le jeu du FN. Alors oui mes idées sont récupérables, y compris par le FN, c’est un risque à prendre, ou alors on n’écrit plus. »
Une révolution, vous y croyez ?
« On est dans un temps nouveau. Celui des grands mouvements sociaux est dépassé. La forme même de la manif a vieilli. Le syndicalisme avec. Le risque révolutionnaire est faible. Mais on observe des radicalités sociales nouvelles. Le mouvement des bonnets rouges l’illustre bien. C’est un mouvement spontané rassemblant des gens qui n’ont rien à voir, petits patrons, chômeurs, identitaires, retraités. Personne ne l’a vu venir. Les syndicats ont été dépassés. C’est une colère destructurée qui vient de cette France des territoires oubliés. Pas des banlieues des grandes métropoles. »
La réforme territoriale peut-elle arranger la situation ?
« Déjà que les élus de la France périphérique ne sont pas assez écoutés, qu’est-ce que ce sera quand on aura créé des supers régions et qu’on aura supprimé les départements ! Le département est la seule collectivité visible de la France des invisibles et on veut la faire disparaître. Regrouper pour regrouper, c’est idiot. Pourquoi ne pas faire tout de suite une super région France au sein de l’économie monde ? »
Que peuvent faire les habitants de cette France oubliée pour s’en sortir ?
« Ils doivent accepter que la mondialisation ne viendra pas jusque chez eux. Mais ils ont des atouts. Des initiatives sont prises pour réinventer un modèle d’économie. Un modèle qui doit exister à côté du modèle mondialisé des métropoles qui fonctionne bien et qu’il n’est pas question de supprimer. Le défi est là. Il faut inventer. »
L’Europe périphérique existe ?
« Il y a une Allemagne, une Grande-Bretagne, une Suède périphériques ! Une nouvelle géographie électorale se met en place à l’échelle européenne. Partout le modèle économique tourne, crée de la richesse, mais il tourne sans les classes populaires et ces classes populaires habitent dans les territoires qui ne comptent pas ou plus. Les replis sur soi sont généralisés et cela se traduit aussi dans les urnes»
Que doit faire le politique ?
« Le politique qui décide c’est celui des grandes villes. Or il est aveuglé par des mythes comme celui de la mixité sociale. Il fait comme si tout allait bien. Et c’est vrai que le PIB de la France augmente, que le système tourne, car cette richesse est bien créée quelque part, dans la France des métropoles. Il y a urgence à ce que les grands partis et les médias parlent des territoires oubliés, les écoutent. Il faut de la confrontation, du débat. Ce n’est pas un combat à mort qui doit s’engager mais une politique médiane à trouver. Il faut éviter le déni. Dire « j’entends vos angoisses » plutôt que de dire « vous vous trompez ». Politiques et médias se méprennent sur la capacité d’analyse des classes populaires. Ces dernières passent pour incultes, dangereuses, votant mal parce que n’y connaissant rien. Il faut que ce regard change et il commence je crois, à changer. »
Entretien avec Christophe Guilluy / Septembre 2014