Diouma Magassa
A 6h le réveil sonne, peu importe mon état de fatigue, je ne perds pas une seule
minute. Pas le temps de me dire « Encore 5 minutes et je me lève ». Tout le
monde le sait : le temps perdu ne se rattrape pas. Et ces 5 frêles minutes, je les
regretterai amèrement quand il faudra courir en allant à la gare pour attraper
mon RER. Le mal nommé.
Je suis née et je vis en banlieue parisienne – « une banlieue chaude, à risque,
dangereuse » dit-on au journal télévisé et dans tous ces reportages qui
s’épuisent à décrire la banlieue, la vraie, la pure, la dure.
J’habite dans le 93. Les gens ne se hurlent pas dessus pour se parler, ils ne
sortent pas d’arme au moindre désaccord, ils savent même s’exprimer
convenablement. Au-delà de tous les clichés, ces banlieusards sont parfois
blessés car ils sont peu estimés, voire considérés comme des citoyens de
seconde zone (au sens propre comme au figuré), des immigrés qui sont en
France pour tout rafler alors que ce n’est pas le cas.
Ma banlieue m’est agréable à vivre. Et cela toujours été le cas.
Chaque matin je prenais le RER pour approcher mon rêve et peut-être le
réaliser à force de travailler. On m’a toujours dit le travail paie. J’y ai cru.
Chez moi, personne ne savait ce qu’était la prépa. Mes parents n’ont jamais eu
accès aux études supérieures ; alors leur annoncer que je suis admise en classe
préparatoire aux grandes écoles qui plus est dans un établissement plutôt bien
classé et renommé, c’était un feu d’artifices.
La fierté dans leurs yeux me déterminait à ne pas les décevoir. Après mon bac,
ils m’imaginaient à la fac ; mais je voulais plus, je voulais mieux.
Je me souviens du jour où j’avais annoncé à ma mère que j’avais essentiellement
mis des hypokhâgnes sur APB ; elle m’a regardé avec un air déconcerté : elle
n’avait pas compris ce que je venais de lui dire mais après de longues
explications sur les avantages de faire une prépa et ô combien c’était la
meilleure voie, elle était aussi enthousiaste que moi.
Tout ne s’est pourtant pas passé comme je l’espérais et ça, sur tous les plans :
mes notes s’écroulaient, l’espoir, la motivation que j’avais se réduisaient jour
après jour comme peau de chagrin sans que je ne me sente capable d’y
remédier. La procrastination m’a finalement eu, c’était comme si j’étais
condamnée ; j’avais beau essayer, je n’y parvenais pas. Il était pourtant
nécessaire que je réussisse. Cela m’obsédait. Mais à quoi bon lutter ? L’envie
avait filé, le coeur n’y était plus.
Je me rendais toujours assidument en cours, même si je ne travaillais plus. Les
efforts, j’ai peu à peu arrêté d’en fournir pour diverses raisons. Tout d’abord je
ne me sentais pas du tout à ma place. Je rêvais de voir comment se passent les
choses de l’autre côté du périphérique, j’ai pris une puissante claque. Je suis
sortie de mes douces rêveries, le débat banlieue/Paris était plus vif que jamais.
Il y avait une sorte de gêne réciproque que beaucoup cherchent à expliquer
mais à qui on accorde trop peu d’intérêt ; les accusant d’être en colère contre
leur milieu social d’origine et de ne pas réussir à s’intégrer dans le milieu qui les
a toujours fait fantasmer.
Je me suis volontairement exclue de ma « classe » parce que je n’avais aucun
point commun avec mes camarades. L’envie d’apprendre à les connaître
s’étiolait. Plus rien ne m’intéressait. Je nous considérais trop différents pour
pouvoir avoir de vrais sujets de conversations – nos convictions n’étaient pas
les mêmes, tout comme nos croyances…
En dehors du fait de vouloir passer en khâgne, d’être exténué, nous n’avions
aucun lien. De plus en plus, la solitude est rapidement devenue mon unique
alliée. Puisque j’avais décidé de ne parler à personne, il fallait que j’assume, que
je m’y tienne et passé un certain temps, des groupes se forment et c’est trop
tard pour les intégrer.
Avant, je croyais fermement à tous ces beaux discours qu’on faisait sur la prépa
: « Des amis à vie, un savoir inégalé, de l’émulation, etc. » J’ai adhéré à tout, je
me suis même érigée comme une fervente défenseure des classes prépas contre
toutes les personnes qui affirment que l’hypokhâgne n’est rien d’autre qu’une
usine à formater des jeunes étudiants pour les concours, deux années de
souffrances inutiles… Certes. Mais quelle belle fabrique !
Je suis entrée dans cette usine intellectuelle comme on entre en religion.
Religion qui peu à peu me révulsait mais aussi paradoxal que cela puisse
paraître, j’y étais encore énormément attachée.
J’ai cru à tous ces beaux et pompeux discours qui m’avaient présenté la prépa
comme la voie royale qui vous ouvre toutes les portes, je m’y suis ruée pour
finir anéantie.
Malgré tous mes échecs, j’avais toujours cette soif inextinguible d’apprendre, de
connaître et j’espérais encore secrètement que je m’en sortirai ; que ces liens
invisibles qui m’empêchait de réussir se déliteraient sans que je ne m’en rende
compte mais en réalité, j’étais l’obstacle à ma propre réussite. L’hypokhâgne
n’était pas faite pour moi, il était grand temps que j’ouvre les yeux ; je n’avais
pas ma place dans cette hypokhâgne. Je reste persuadée qu’ailleurs j’aurais pu
réussir.
L’échec et la honte ricochaient sans cesse dans ma tête. L’impression et
bientôt la conviction d’avoir tout gâché m’a submergé : je n’ai pas su saisir
cette fabuleuse opportunité d’un jour intégrer une grande école, de faire la
fierté de ma famille, de prouver que des jeunes banlieusards qui réussissent ne
sont pas aussi rares que la neige au Sahara ; que la prépa n’est pas constituée
exclusivement d’enfants de cadres mais aussi de jeunes qui souhaitent tenter
des choses auxquelles on ne les encourage pas suffisamment ou qu’on
déconseille même de faire car on nous dit que les différences sociales seront si
béantes que l’on aurait du mal à s’y faire, à s’intégrer.
Je ne me lance pas dans une kyrielle de récriminations envers mes parents car
ce serait faire preuve d’ingratitude que de nier tout ce qu’ils ont toujours fait
pour moi. C’est juste que je pense que l’on aspire toujours à mieux, avoir mieux,
vivre mieux, savoir plus. Encore et encore. Il y a des lacunes qu’on ne comble
pas, une culture qu’on ne peut rattraper.
C’est seulement lors de cette année que j’ai réellement pris conscience du fait
que tout se joue à l’enfance. Certaines personnes depuis leur plus jeune âge ont
lu L’Odyssée et tous les romans que l’on considère comme étant indispensables
pour comprendre la littérature d’aujourd’hui. D’autres, comme moi, n’ont pas
eu cette chance. Non pas par manque de moyen ou à cause d’un manque de
considération pour la lecture mais parce que l’on croit que ce genre d’oeuvres se
lit quand on est plus grand or il n’y a pas d’âge pour apprendre.
Je ne peux nier que je désirais Paris. Quitter la banlieue et enfin passer de
l’autre côté, respirer un nouvel air. Il est pourtant vite devenu nauséabond
pour moi, j’avais parfois une impression d’asphyxie, plus d’une fois je me suis
dit « Mais qu’est-ce que tu fous là ? Ce n’est pas un endroit pour toi. » Il y a
une part de moi que j’avais envie de rejeter, d’oublier… Mes origines
certainement… Je me sentais comme une bouteille à la mer. J’errai dans cette
aventure devenue infernale, ballotée de tous côtés sans savoir quand est-ce que
toutes ces perturbations prendraient fin.
Puisque je ne pouvais parler à personne de ce mal-être qui pesait trop lourd et
qui enflait, je me suis résolue à ouvrir un blog car même si personne ne me
répondait au moins c’était extériorisé, au moins c’était dit. J’ai voulu être
entendue, ne pas être une voix de plus qu’on se refuse d’écouter parce que ce
que ce qu’elle a à dire n’est pas légitime.
Je ne suis qu’une ancienne élève de prépa originaire d’un milieu plutôt modeste
n’ayant pas réussi à passer l’étape de la première année. Je ne vilipende pas le
système français et tous ses acteurs pédagogiques. Je n’en veux à personne, sauf
à moi.
J’ai pleuré des rivières. Les larmes étaient mon seul moyen d’expression.
Des étudiants admis en hypokhâgne, il y en a des masses, il y en a eu et en aura
toujours. Certes. Sauf que ceux qui sont déçus et ne poursuivent pas en khâgne
n’en parlent pas. Je refuse de me taire, je refuse d’en rester là.
Je ne me suis pas sentie soutenue par mes professeurs. Je leur reproche de ne
pas s’être assez intéressés à comment certains élèves issus de banlieue et de
milieux modestes se sentaient, comment ils vivaient cette expérience si
singulière. Je sais bien qu’ils sont là pour nous faire préparer les concours où
seuls les meilleurs sont pris et qu’il n’y a pas de place pour nous materner, pas
de place pour les affects, pas de temps pour s’occuper individuellement de
chaque élève... Mais l’humanité ? Est-ce un concept dépassé ?
De cette année, j’ai surtout appris que les parisiens vivaient et étaient « un
empire dans un empire ». Je ne me lasse pas d’entendre parler de la relation si
compliquée entre Paris et sa banlieue. Les clivages m’inondent. J’ai la
désagréable sensation que personne n’a envie de me voir comme je suis, à cause
de ce malaise social ; que dis-je, cette nausée sociale.
Je ne suis pas une assistée, j’ai envie qu’on me considère, qu’on me reconnaisse.
J’ai besoin de sentir que je fais partie du nouveau visage de la France – que
demain, après-demain peut-être, moi aussi, je pourrai faire quelque chose de
grand, d’immense, de démesuré. Que ma condition sociale n’a rien à faire làdedans.
Finalement, mes rocambolesques aventures à Paris m’ont menée jusqu’aux
bancs de la fac en deuxième année d’histoire.
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