Guerre d'Algérie : le choc des mémoires
La guerre d'Algérie n'a pas commencé le 1er novembre 1954, le jour où les indépendantistes du Front de libération nationale (FLN) ont commis leurs premiers attentats. Elle n'a pas pris fin le 19 mars 1962, avec le cessez-le-feu. Elle déborde les deux dates que lui assignent les manuels d'histoire et les monuments aux morts. En amont, elle remonte au 14 juin 1830, lorsque le corps expéditionnaire envoyé par Charles X a débarqué près d'Alger, espérant redorer son blason. En aval, elle dure encore, attisée par les équivoques de la mémoire.
Au fil de cette guerre sans fin, l'Algérie française a plus d'une fois joué ce rôle de " mythe compensateur " pour la métropole blessée dans son orgueil et dans sa chair. Les économistes, Jean-Baptiste Say en tête, avaient pourtant mis en garde le dernier des Bourbons : l'Algérie n'était pas une bonne affaire. Mais il faudra attendre 1961 pour que le général de Gaulle en tire les conséquences : " L'Algérie nous coûte - c'est le moins que l'on puisse dire - plus cher qu'elle ne nous rapporte (...) . C'est un fait, la décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique. "
Le dogme de " la plus grande France ", de son rayonnement au-delà des mers, imprégnait à ce point les mentalités que la République en oubliait son message universel : Liberté, Egalité, Fraternité. Entre 1871 et 1919, les colons et l'Etat accaparent les terres algériennes les plus fertiles, arrachées aux musulmans. Les Algériens de souche, leurs traditions, leurs aspirations, pèsent peu face à la convoitise des Européens. Jamais, sauf aux ultimes années de l'occupation française, ils n'obtiendront le respect du principe " un homme, une voix ". A chaque tentative pour instaurer un semblant de démocratie, le " parti colonial ", minoritaire en métropole mais résolu, refusait tout partage du pouvoir.
Dans l'euphorie de la Libération, il est un temps question d'améliorer le statut des Arabes et des Berbères d'Algérie qui vivent comme des étrangers dans leur pays. Et dans une misère noire, malgré sa mise en valeur par les Européens. Le premier à s'en être inquiété est Alexis de Tocqueville, qui, de retour d'un voyage d'étude en Algérie, écrit en 1847 : " Nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et barbare qu'elle n'était avant de nous connaître. " Un siècle plus tard, l'ethnologue Germaine Tillion dénoncera la " clochardisation " des Algériens.
Dix ans après la Libération, lorsque la guerre éclate, un quart des musulmans seulement bénéficient d'un niveau de vie comparable à celui des Européens. Et 80 % ignorent le français. L'économie algérienne a progressé depuis 1945, mais seule une minorité en profite.
Le 8 mai 1945 en Europe, une immense fête de la fin de la guerre, le 8 mai 1945 en Algérie, les massacres de Sétif (voir page suivante)
Le FLN est né de ce sentiment de dépossession et d'humiliation. S'il a pu commettre soixante-dix attentats en quelques heures le 1er novembre 1954, c'est que l'emprise des Français sur les trois départements d'Algérie s'était étiolée. A la veille de la guerre d'indépendance, la partition de l'Algérie est un fait. Les musulmans (9 millions) occupent les campagnes, où ils ne côtoient que quelques fonctionnaires, tandis que les Européens (1 million) vivent regroupés sur une mince bande côtière. Géographiquement, démographiquement, culturellement, économiquement, l'Algérie française est une fable.
Mais cette fable a la vie dure. Le mérite de De Gaulle, revenu au pouvoir en 1958 à la faveur du 13-Mai algérois, est d'avoir compris que, si une victoire militaire était possible, une défaite politique était certaine. L'erreur du Général est d'avoir procédé à cette amputation sans anesthésie. Pressé d'en finir, le président de la République bâcle les accords d'Evian, qui seront violés à peine signés. Il feint de penser qu'une majorité de pieds-noirs restera en Algérie après l'indépendance, mais ils fuient en masse leur " pays ". Surtout, il se désintéresse du sort des supplétifs musulmans fidèles à la France. Cent mille (peut-être) de ces " harkis " le paieront de leur vie. En proie, la paix conclue, à des passions antagonistes, la France a manqué sa sortie, et l'Algérie nouvelle son entrée en scène. Elles ne se le pardonnent toujours pas.