Entretien avec Yves Mény.
Spécialiste de la corruption, Yves Mény est directeur du Centre d'études européennes Robert-Schuman, à Florence. Il est l'auteur de deux ouvrages : La Corruption de la République (Fayard, 1992) et Par le peuple, pour le peuple (Fayard, 2000).
La corruption a-t-elle disparu en France ?
Yves Mény. Je ne pense pas. Les partis politiques et les entreprises sont simplement plus prudents. La corruption est un phénomène permanent qui se réveille à certains moments de l'Histoire. Les périodes de forte corruption correspondent aux périodes de profonde transformation économique et sociale, comme la Renaissance ou la révolution industrielle au XIXe siècle. La fin du XXe siècle en est une autre.
Pourquoi, si la corruption a toujours existé, choque-t-elle plus qu'hier ?
L'opinion publique grandit. Elle est plus exigeante. Jusqu'aux années 70, nous avons accepté beaucoup de choses en France du fait de la guerre d'Algérie et de la guerre froide. L'existence d'un ennemi justifiait les dérives. Tradition politique française oblige, la Ve République a toujours mis l'accent sur l'efficacité des technostructures au détriment de contre-pouvoirs internes, le fameux check and balance anglo-saxon. Mais l'ennemi n'est plus là. Et la dénonciation, depuis quelques années, de la corruption par les médias révèle la fin d'un système de valeurs plus indulgent.
Faites-vous une différence entre la grande et la petite corruption ?
Elles ne sont pas de même nature. La grande corruption internationale est invisible. Personne ne se fait d'illusion sur le commerce des armes, mais il ne risque pas de contaminer l'ensemble de la population. La petite corruption est dangereuse parce que contagieuse. Elle s'épanouit, de préférence, dans les pays qui ont une bureaucratie hypertrophiée, notamment dans les pays sous-développés. Elle repose sur des rapports inter-individuels. Elle existe parfois pour des raisons « nobles ». En France, il est, par exemple, fréquent de détourner les procédures de marché pour favoriser les entreprises locales au nom de l'emploi. Il n'y a pas de dessous-de-tables, mais la corruption des règles permet de s'accoutumer à des formes de corruption plus radicales et systématiques.
Quels sont en France les organismes et les procédures de contrôle ?
Je l'ai écrit dans mon précédent livre : « Le système français est basé sur la méfiance et fonctionne à la corruption. » La multiplication des organismes de contrôle et les contraintes de procédure dans les administrations entraînent des réactions de rejet. Ce faisant, l'Etat crée les préconditions de la vraie corruption. Dans un premier temps, la corruption est fonctionnelle. Elle fait fonctionner un système qui serait bloqué autrement. Prenons l'exemple des emplois fictifs. Pourquoi existent-ils ? Parce qu'ils sont le fruit d'une administration obsolète, rigide et bureaucratique, qui fait que vous ne pouvez pas recruter une secrétaire bilingue dans une administration sans que les syndicats vous imposent un concours. Il est plus simple de demander à EDF ou à Air France de payer ladite secrétaire. Ce n'est pas de la malhonnêteté, c'est une solution fonctionnelle. Le sociologue Michel Crozier l'explique bien : la société française est bloquée. Elle arrive à fonctionner à force de bouts de ficelle et de petits arrangements, y compris dans l'administration. Tout dérape lorsque cette corruption « fonctionnelle » devient une atteinte fondamentale aux valeurs du système. Pactes secrets, profits sans cause, absence de compétition claire : lorsque les principes à la base du marché et de la démocratie sont violés, alors, progressivement, la gangrène peut gagner le corps.
La France court-elle ce risque ?
Quand il y a une contradiction flagrante entre l'affirmation du droit et les pratiques, la corruption se diffuse. En France, la corruption des partis politiques a gangrené plusieurs secteurs d'activité, comme la grande distribution ou le secteur des travaux publics. N'oublions pas que deux tiers des investissements civils publics en France sont sous le contrôle des collectivités locales. Tout cela fonctionnait en oligopole. Les partis politiques avaient créé des sortes de cartels, comme dans le marché des lycées d'Ile-de-France, et les milliers d'entreprises du bâtiment et des travaux publics en face appartenaient elles aussi à des oligopoles privés comme la Générale des eaux ou la Lyonnaise des eaux. Au fond, il est extrêmement difficile de faire admettre en France l'idée que la concurrence est une bonne chose si elle est organisée et transparente. Tocqueville le disait déjà : « Les Français préfèrent la stérilité à la concurrence. » Une concurrence saine est pourtant le seul moyen d'éviter la corruption.
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